L’apprentissage est un phénomène complexe qui a suscité depuis des siècles l’intérêt des philosophes car il est lié, d’une part, à des questions psychologiques importantes sur la « nature humaine », notamment celles concernant les rapports entre la nature et la culture, l’inné et l’acquis, et, d’autre part, à des questions épistémologiques concernant la connaissance et la possibilité humaine de connaître le monde extérieur. Depuis Descartes, d’autres questions s’y sont ajoutées : celles liées à la remémoration consciente et inconsciente des souvenirs, et, avec Herbart, le rôle de l’inconscient dans l’apprentissage humain. L’étude scientifique de l’apprentissage a débuté au XIXième siècle, avec les études expérimentales pionnières de Ebbinghaus sur la mémoire humaine.
Comment définit-on l’apprentissage aujourd’hui ?
Les définitions de l’apprentissage proposées dans les encyclopédies ou dans les manuels en psychologie ou en sciences de l’éducation décrivent habituellement l’apprentissage comme :
«… toute modification stable des comportements ou des activités psychologiques attribuable à l’expérience du sujet » (Le Ny, 1990, np) ;
« … un changement dans le comportement d’un organisme résultant d’une interaction avec le milieu et se traduisant par un accroissement de son répertoire. (…) tout apprentissage implique évidemment la mémoire et on pourrait soutenir que l’apprentissage et mémoire se confondent.» (Simon, 1991, p. 49);
« Chez un individu, modification de sa capacité de réaliser une tâche sous l’effet des interactions avec son environnement. Selon le contexte, le terme désigne le processus ou le résultat du processus. Il est généralement entendu que la modification consiste en un progrès. Dans les sciences de l’éducation, modalité d’acquisition des connaissances, des compétences ou des aptitudes.» (George, 1994, p. 58 );
« L’apprentissage, c’est le changement produit dans le comportement ou le potentiel de comportement d’un sujet dans une situation donnée par la suite d’expériences répétées du sujet dans cette situation, à condition que ce changement de comportement ne puisse s’expliquer par des tendances innées du sujet, la maturation ou des états temporaires (ex. fatigue, ivresse, moments d’exaltation » (Bower et Hilgard, 1981, cit. par Goupil et Lusignan, 1993, p. 9).
Quelles sont les principales composantes conceptuelles de ces définitions d’apprentissage ?
À l’instar de la plupart des définitions contemporaines du concept de l’apprentissage, les quatre exemples de définitions citées plus haut partagent les idées suivantes :
l’apprentissage est une modification ou un changement constaté chez un « sujet »; dans l’approche cognitive, le sujet est un être vivant individuel, animal ou homme. Bien que l’approche cognitive étudie également l’apprentissage à d’autres niveaux d’analyse, tels que la dyade, le groupe ou l’organisation et leurs relations avec l’apprentissage individuel, du point de vue éducatif, on s’entend généralement pour dire que le sujet de l’apprentissage est un individu particulier. Ainsi, on peut lire souvent les affirmations selon lesquelles c’est « l’apprenant qui apprend » (sous-jacent : personne ne peut apprendre à sa place, et surtout pas un enseignant).
l’apprentissage est un « produit » ou un « résultat » de l’expérience mais aussi un « processus » dans lequel l’expérience joue un rôle clé;
l’expérience est décrite généralement en termes de l’interaction du sujet avec le milieu (naturel, social, culturel, historique, etc.) ;
pour être considéré comme relevant de l’apprentissage, le changement ne doit pas résulter principalement ou uniquement de la maturation biologique ou psychophysiologique de l’organisme. Autrement dit, l’apprentissage est de l’ordre de l’acquis et non pas ce celui de l’inné : contrairement aux comportements innés, les comportements appris ne sont pas transmis d’une génération à l’autre par le truchement du code génétique. L’apprentissage de ces comportements doit donc recommencer à chaque génération. Toutefois, l’apprentissage – et la possibilité même de ce que les individus appartenant à une même espèce peuvent potentiellement apprendre – dépend inévitablement du bagage génétique de l’espèce et de l’individu. Les extraordinaires possibilités de l’apprentissage qui caractérisent l’espèce humaine la distinguent profondément des autres espèces animales.
le changement doit être stable, c’est-à-dire perdurer dans le temps et il ne doit pas résulter d’un mécanisme psychophysiologique tel que la fatigue, le stress, ou de l’action d’une substance extérieure agissant sur le comportement ou sur le psychisme;
le changement se traduit par un accroissement du répertoire comportemental du sujet ou de ses capacités à réaliser une tâche, autrement dit le résultat de l’apprentissage est considérée comme un « progrès » dans le développement du sujet. L’idée de « progrès » souvent considéré comme une sorte de « meilleure adaptation » à l’environnement, implique un jugement sur la « valeur » de l’apprentissage, et indique l’importance de la dimension éthique et normative du concept d’apprentissage.
Un peu d’histoire : le développement de l’approche cognitive de l’apprentissage
Les définitions citées plus haut décrivent l’apprentissage à la fois en tant que changement dans le comportement (sous-jacent : comportement observable) et dans l’activité psychologique (sous-jacent : inobservable), parfois décrite aussi en tant que « potentiel de comportement » ou « disposition ». Ces définitions intègrent les acquis des approches psychologique de l’apprentissage qui se sont succédé au XXième siècle : le paradigme béhavioriste et l’approche cognitive.
En effet, ces deux perspectives scientifiques de l’apprentissage diffèrent selon qu’elles conçoivent le comportement comme incluant ou non les activités psychologiques « internes » c’est-à-dire « mentales » ou « cognitives »
dans le paradigme béhavioriste l’apprentissage est décrit en termes de modification de comportement excluant les « activités psychologiques »;
dans l’approche cognitive l’apprentissage est décrit en termes de modification de comportement incluant des « activités psychologiques ».
Il est important de souligner que, si l’on peut parler du véritable paradigme béhavioriste relatif à l’apprentissage, tel qu’il s’est développé dans la première moitié du XXième siècle en Amérique du Nord, on ne peut pas en dire autant de recherches sur l’apprentissage qui ont eu lieu dans la seconde moitié du XXième siècle et qui se poursuivent au XXIième.
Étant donné la richesse et la diversité des travaux contemporains sur l’apprentissage, il est plus approprié de les considérer comme s’inscrivant dans une approche cognitive, à l’intérieur de laquelle plusieurs paradigmes – y compris le paradigme computo-symbolique, dit aussi « cognitiviste » – ont pu naître, évoluer et interagir en s’opposant et en s’influençant mutuellement. Cette diversité a été et est toujours le résultat des apports théoriques, méthodologiques et empiriques des diverses sciences de la cognition, dites aussi sciences cognitives (entre autres, psychologie, psycholinguistique, sciences de la communication, informatique, mathématiques, physiologie, philosophie, neurosciences, etc.).
L’approche cognitive a redonné aux activités mentales leur légitimité en tant qu’objet d’étude scientifique. Ainsi, on peut considérer que la principale distinction entre l’approche cognitive et le paradigme béhavioriste en psychologie est que la première vise à expliquer l’apprentissage en référant en premier lieu aux activités mentales mises en œuvre pour traiter les informations provenant de l’environnement tandis que le second le fait en se référant en premier lieu aux activités sensori-motrices « publiquement » observables.
Ce changement du point de vue, qui s’est opéré à la fin des années 1950, a été considéré comme un changement conceptuel majeur au point d’être qualifié de « révolution cognitive ». Il est important cependant de souligner qu’il ne s’agissait pas d’un simple « remplacement » d’un paradigme par un autre. Au contraire, l’approche cognitive a intégré certains aspects importants du béhaviorisme, tout en le dépassant sous d’autres aspects. La continuité entre le béhaviorisme et le cognitivisme, qui a constitué le paradigme dominant de l’approche cognitive pendant la première moitié du XXième siècle, a été mise en évidence et parfois critiquée par les chercheurs qui ont apporté des contributions importantes à l’approche cognitive, tels que Jerôme Bruner (1991) ou Guy Tiberghien (1999). Pour ce dernier :
« Le paradigme cognitiviste n’élimine pas, purement et simplement, le paradigme behavioriste selon lequel le comportement (R) est une fonction des seuls stimulus (S) observables dans l’environnement externe ou le milieu corporel. En réalité, le paradigme cognitiviste assimile, au sens le plus fort du terme, le schéma S-R et l’intègre à son propre paradigme dont il ne constitue qu’un sous-schéma emboîté. En effet le schéma théorique du cognitivisme implique que les comportements et les états mentaux (M) sont une fonction interactive de la variation des stimuli de l’environnement et d’autres états mentaux : R (ou M) = f (S x M’). (Tiberghien, 1999, np)
L’apport principal de la « révolution cognitive » a été de proposer des théories et des méthodes qui ont permis d’étudier scientifiquement, « les comportements et les états mentaux » (considérés par les béhavioristes comme «inobservables »).
Les recherches sur l’apprentissage ont d’abord été centrées sur les activités mentales étudiées de façon expérimentale séparément des facteurs émotionnels, corporels, sociaux ou historiques. Mais depuis les années 1990, elles abordent l’apprentissage de façon plus large, incluant les dimensions corporelle, affective, sociale et historique de la cognition humaine, ainsi que son caractère distribué entre les humains et les diverses composantes de l’environnement culturel et matériel. C’est pourquoi on peut dire que les recherches psychologiques sur l’apprentissage retrouvent aujourd’hui ses préoccupations de validité écologique dont l’importance a été soulignée dès 1967 par Ulric Neisser, considéré comme le « père » de la psychologie cognitive. L’approche cognitive de l’apprentissage intègre également avec force les aspects biologiques (étudiées par les neurosciences) et les aspects culturels et sociaux.
La définition de l’apprentissage proposée par Alexander, Schallert et Reynolds (2012) illustre bien cette approche :
«Learning is a multidimensional process that results in a relatively enduring change in a person or persons, and consequently how that person or persons will perceive the world and reciprocally respond to its affordances physically, psychologically, and socially. The process of learning has as its foundation the systemic, dynamic, and interactive relation between the nature of the learner and the object of the learning as ecologically situated in a given time and place as well as over time » (Alexander, Schallert et Reynolds, 2012, p. 186).
L’approche cognitive de l’apprentissage est une approche constructiviste.
En raison de l’importance accordée à l’activité cognitive de l’individu, l’approche cognitive est une approche intrinsèquement constructiviste de l’apprentissage (De Corte, 2010, p. 54). Dans cette perspective, il est admis que :
… une personne développe son intelligence et construit ses connaissances en action et en situation et par la réflexion sur l’action et ses résultats. La personne appréhende et comprend les situations nouvelles à travers ce qu’elle sait déjà et modifie ses connaissances antérieures afin de s’y adapter. Chaque adaptation à une situation permet d’élargir et d’enrichir le réseau de connaissances antérieures dont dispose une personne et cette progression continue du réseau lui permet de traiter des situations de plus en plus complexes (Masciotra, 2007, p. 42).
Les théories cognitives de l’apprentissage
L’approche cognitive de l’apprentissage n’est pas une approche unifiée : plusieurs théories y co-existent pacifiquement, se font concurrence ou se complètent. Certaines théories partagent des postulats communs forts, qui permettent de les regrouper sous une appellation commune. Toutefois, ces regroupements ne possèdent pas de frontières étanches puisque certaines théories appartiennent à plusieurs regroupements. Par exemple, la théorie de la charge cognitive est une théorie à la fois cognitiviste et évolutionniste.
Les sections suivantes décrivent les principaux regroupements, choisis en raison de leur importance et de leur pertinence dans le champ de la technologie éducative.
Les théories cognitivistes
Ces théories accordent un statut central aux informations que les humains se représentent, aux processus qu’ils utilisent pour traiter ces informations et aux limites du système cognitif qui contraignent la quantité d’information qu’ils peuvent représenter et traiter en réalisant une tâche donnée.
Les processus d’apprentissage consistent en divers processus cognitifs (liés aux processus perceptifs et moteurs) conduisant aux changements relativement permanents dans les structures cognitives stabilisées en mémoire à long terme. Cette conception de l’apprentissage repose sur le postulat selon lequel on peut décrire les facultés cognitives humaines comme un système cognitif de traitement de l’information. L’idée de « système » permet d’envisager deux types de contraintes qui déterminent les processus de traitement de l’information :
les contraintes structurelles,
les contraintes fonctionnelles.
Les contraintes structurelles sont liées aux composantes du système cognitif et à leurs relations réciproques : c’est ce qu’on appelle aussi « l’architecture cognitive ». Les contraintes fonctionnelles concernent principalement la capacité de traitement quantitatif et qualitatif des informations par le système cognitif humain. Les recherches en sciences cognitives ont démontré que cette capacité est limitée, mais que les humains ont trouvé des moyens permettant de contourner cet obstacle. La théorie de la charge cognitive, sur laquelle s’appuient de très nombreuses recherches réalisées dans le cadre de la instructional theory, traite en profondeur des processus cognitifs réalisés dans la mémoire de travail et dans la mémoire à long terme et de leurs conséquences sur l’apprentissage.
Les mécanismes et les processus d’apprentissage sont différents selon les types des connaissances. Certains processus cognitifs permettent d’élaborer principalement les connaissances sur le monde (savoir que), tandis que d’autres des connaissances qui aident à agir dans le monde (savoir comment). Mais dans la vie quotidienne, les deux familles des processus d’apprentissage agissent de concert.
Les théories cognitivistes insistent sur :
l’importance des connaissances et des compétences que la personne possède déjà ; ce sont ces connaissances qui permettent de donner un sens aux informations nouvelles;
le rôle actif des personnes dans l’apprentissage ; ce sont les activités cognitives réalisées par les personnes qui permettent de construire de nouvelles connaissances;
l’importance des buts de l’activité et de la rétroaction dans la régulation des activités d’apprentissage.
Les théories évolutionnistes
Ces théories s’inscrivent clairement dans la perspective de la théorie de l’évolution de Darwin, en postulant que l’apprentissage est un ensemble de mécanismes qui assurent l’adaptation à l’environnement et que l’incroyable potentiel d’adaptation des humains à leur environnement réside principalement dans leurs mécanismes sophistiquées d’apprentissage et de développement cognitif, agissant dès la naissance (ou même avant) jusqu’à la vieillesse.
Ces théories proposent que les humains ont évolué pour acquérir un certain type des connaissances leur permettant de survivre et de s’adapter à leur environnement naturel et social. Ces connaissances biologiquement primaires concernent le monde naturel (la biologie naïve – folk biology et la physique naïve, folk physics ») et social (la psychologie naïve, folk psychology).
Elles sont acquises en mettant en oeuvre des processus cognitifs qui peuvent être plus ou moins complexes, allant de l’imitation à la résolution de problèmes, la planification et la prise de décision. Ces processus sont mis en œuvre sans avoir fait l’objet d’un apprentissage préalable dirigé consciemment et volontairement vers leur acquisition.
Les humains partagent de nombreux mécanismes d’apprentissage des connaissances « biologiquement primaires » avec d’autres espèces animales.
En revanche, certains mécanismes ou processus impliqués dans l’apprentissage semblent spécifiques à l’homme, le distinguant ainsi de ses plus proches cousins, les primates. Il en serait ainsi de la capacité à enseigner et de de la capacité à apprendre à partir de ces enseignements, deux capacités conjointes dans lesquelles le langage joue un rôle primordial (Tomasello et al.,1993, Tomasello, 2009).
En effet, les humains se caractérisent par leur capacité à apprendre à partir des enseignements intentionnellement élaborés et destinés à autrui, notamment aux plus jeunes (Tomasello et al., cit. Siegler, p. 29). Cette capacité d’apprentissage social très sophistiquée est cruciale pour permettre à l’être humain de faire face à des changements culturels parfois rapides, puisqu’elle assure une transmission rapide des informations et des connaissances au sein d’un groupe donné. Ainsi, dans toutes les cultures les adultes enseignent aux jeunes les traditions et les découvertes qu’eux et leurs ancêtres ont faites dans le passé. Cet enseignement permet à la nouvelle génération de ne pas avoir à « tout recommencer » et assure le caractère cumulatif des connaissances élaborées par les générations successives.
Les capacités spécifiquement humaines d’enseignement-apprentissage permettent donc d’acquérir et de transmettre des connaissances biologiquement secondaires (Geary, 2000; 2005;2009). Ce sont les connaissances culturelles, développées, accumulées et transmises au moyen des divers outils, dispositifs et procédés par chaque société humaine. Ces connaissances ont permis de transformer progressivement l’environnement naturel en un environnement culturel.
Pour un individu, l’acquisition de ces connaissances « secondaires » est vitale pour sa participation dans la vie d’un groupe ou d’une société dans une période historique donnée. C’est pourquoi,chaque société a mis en place des moyens dédiés spécifiquement à l’acquisition des connaissances secondaires, notamment des institutions éducatives organisés intentionnellement à cette fin (par exemple, les écoles).
La perspective évolutionniste fournit un cadre explicatif à de nombreux phénomènes d’apprentissage. Par exemple, elle permet d’expliquer pourquoi les enfants apprennent si facilement à parler, alors qu’ils doivent faire de nombreux efforts pour apprendre à lire, ou encore pourquoi les humains sont habituellement très motivés à rechercher et à mémoriser les informations sur les personnes et les relations sociales les concernant directement alors qu’ils doivent mettre en œuvre des activités plus coûteuses en ressources cognitives s’agissant des connaissances du même type mais concernant une époque historique éloignée de la leur.
Il faut souligner que les deux types de connaissances interagissent : l’acquisition des connaissances secondaires dépend dans une large mesure des connaissances et des processus biologiquement primaires.
Notes et références
Alexander, P. A., Schallert, D. L., & Reynolds, R. E. (2009). What is learning anyway? A topographical perspective considered. Educational Psychologist, 44(3), 176-192.
Bruner, J. (1991). Car la culture donne forme à l’esprit. De la révolution cognitive à la psychologie culturelle. Paris: Eshel.
George, C. (1994). Apprentissage. Dans Bloch, H., Chemama, R. Gallo, A., Leconte, P. Le Ny, J-F. et al. (Éd). Grand dictionnaire de la psychologie (pp. 58-64). Paris : Larousse.
Goupil, G. et Lusignan, G. (1993). Apprentissage et enseignement en milieu scolaire. Montréal : Gaëtan Morin.
Simon, H. (1991). Apprentissage. Dans Doron, R. et Parot, F. (Éd.) Dictionnaire de psychologie.(pp. 49-52). Paris : PUF.